138 jours qu’elle n’est plus là. Environ 3309 heures, avec le décalage horaire.
3309 heures que je me sens amputé, à moitié orphelin.

Il est 3 heures du matin, je me lève dans quatre heures pour aller au boulot, mais je ne parviens pas encore à me discipliner. La peur de dormir, l’angoisse du lendemain. Et puis ce besoin irrépressible de penser à ce qui fait mal. J’apprends le deuil jour après jour, j’apprends la mort, hors de toute philosophie, toute croyance, toute définition globale. J’apprends la mort de très très près. Avant comme tant d’autres, je pouvais juste la voir. Même dans ma courte vie d’infirmier, elle demeurait extérieure à moi, même si j’étais aux premières loges de son horrible réalité. Maintenant, elle m’a tiré vers la scène, elle est là, comme objet physique, prégnant dans ma poitrine. Un vide plein matière noire. Un trou noir, béant, qui attire et modèle, d’une façon ou d’une autre, toutes mes autres émotions. Même les moments d’insouciance ne sont que pure évasion, fausse évasion, à la fin un élastique me ramène autour du pilier central. La mort.

Dans ma tête, c’est pas comme dans la poitrine. Je ne gamberge pas trop, en fait. Je ne m’en donne pas le temps. Je suis trop occupé avec le boulot, mon installation dans l’appart, mes projets persos, les jours passent très très vite, en vérité.

N’empêche, même si je ne m’arrache pas les cheveux, la mort, SA mort, demeure floue dans mon esprit. Concept vagabond. Parfois, quand j’entends parler de décès autour de moi, je parviens à recadrer ma mère avec les autres, dans un immense cimetière, où s’entassent des milliards d’êtres humains, comme l’exige le jeu de la vie.
Ma mère perd sa singularité, elle redevient simplement humaine avec toute la finitude exigée. Mais ces moments d’apaisement mental sont rares. Parce qu’en général, je ne parviens pas à accepter. Je n’accepte pas l’idée qu’elle ne soit plus là, plus jamais, plus jamais elle me dira un mot, je n’ai plus qu’une voix dans ma tête, pour l’entendre me parler, toujours la même, la voix d’une mère trop loin de son fils, depuis trop longtemps, et qui a le rêve simple de toute mère de manger plus régulièrement avec lui, le soir ou le week-end, d’avoir des petits-enfants, des trucs concons, mais elle était devenue comme ça maman, la déchéance financière, la beauté qui s’éloigne l’avait ramenée à des désirs simples et universels où la famille est au centre de tout. J’étais sûr de pouvoir tout arranger. J’étais si sûr de ça, putain. De la ramener vers une meilleure vie. Je crois que j’ai eu vraiment l’espoir de la sauver. C’est ce que m’a dit Arnaud aussi. Même si une partie de nous sait à quel point le cancer peut nous faucher sans erreur, et que les médecins sont des clowns impuissants, on peut pas nous enlever l’espoir. Marie, dans un moment de crise conjugale, avait essayé de m’ôter cette illusion : Tu sais qu’elle va pas s’en sortir, m’a-t-elle lâché. J’ai pas réagi. Dans ma tête, tant qu’on est vivant, on est pas mort. C’est simple, c’est comme ça que ça marche. Parce que déjà, on peut pas s’imaginer comment la mort se mettra en scène, sous quel angle elle va frapper. Si invisible, si insidieuse, mais toujours imbattable.

Alors voilà, quand elle n’est plus dans le cimetière, son image est en face de moi, quelques photos aussi sur le marbre de la cheminée. Je ne sais pas si ça me fait du bien ou du mal de la voir sourire. Mais je ne rangerais pas ces photos. J’aurais trop l’impression de lui tourner le dos, de lui dire bon ça y est du passé, c’est fini tu es parti, je passe à autre chose, je préfère regarder la douleur jour après jour, en espérant seulement que ces images figées de vie l’emporteront un jour sur celles de la mort. D’ailleurs, je ne pense plus trop aux moments d’agonie, mais à l’avant et à l’après. Avant, c’est environ 48 heures avant sa mort.

On n’a rien vu venir. On pensait à une détresse respiratoire passagère. Mais c’était bien l’ultime avertissement, avant l’assaut final des cellules cancéreuses pulmonaires. Je la vois encore sur son lit d’hôpital, un peu apaisée, encore un peu shoutée à la morphine donnée à la hâte par ces abrutis d’urgentistes, après avoir reçu de l’oxygène à haute dose. On avait parlé à un médecin. Ce genre de crise annonçait une mort imminente.
Je me rappelle difficilement de mon état à ce moment-là, sauf que je me suis dit que c’était foutu pour la ramener en France, afin qu’elle bénéficie du fameux Tarceva, ce médicament sur lequel on avait tellement fondé d’espoirs. Quand le médecin a évoqué cette mort qui rôde, je crois que j’étais dans une sorte de « non-état », un refoulement absolu d’une réalité implacable, mais l’espoir lui-même avait disparu. Il n’y avait plus ni mort certaine, ni survie probable. Il n’y avait plus rien, juste ma propre obsession à fumer clope sur clope comme pour défier le cancer pulmonaire, conjurer cette immense angoisse irrésolvable, attendre connement. C’est encore plus dur de parler à ce moment-là. Qu’est-ce que j’aurais du dire ? Tu vas t’en sortir maman, c’est rien, t’inquiètes pas, oui j’ai dû lui dire un truc comme ça, mais ce n’était que des mots vides de conviction. La pauvre, je n’avais pas le feu de la vie à lui transmettre, on est là, quelque part, comme des cons à attendre que la mort fasse son show, et nous frappe tous en rafale. Je regrette. Encore aujourd’hui, je ne sais pas ce que j’aurais dû dire, j’aurais dû peut-être me taire, et plus la prendre dans mes bras, ça oui, je l’ai pas assez fait, et ça je regrette, je pense qu’elle attendait que ça, mais elle-même se sentait si tétanisée à l’idée d’arriver au bout du chemin qu’elle n’a rien exigé… c’est moi qui aurait dû bouger, c’est moi qui aurait dû serrer plus fort, plus souvent ma pauvre maman. Et je l’ai pas fait, sauf sur la fin, quand sa conscience perdait tous ses feux. Trop tard. Ce sera toujours trop tard.

On l’a laissée le soir vers 20h. J’ai insisté pour partir, mon père et moi. Elle voulait pas. Je lui dit qu’il fallait qu’elle se repose, avec cette saloperie de morphine reçue dans la matinée. Mais déjà elle avait peur de mourir, même si respiration était revenue à la « normale » (c’est-à-dire avec un minimum d’assistance respiratoire, comme à la maison). Rester cette nuit-là, c’était accepter cette possibilité de mourir, et je le refusais catégoriquement. Je lui ait dit si on reste, tu voudras pas dormir maman. Elle cherchait à se rassurer dans mon regard, et juste à ce moment-là, je pense qu’elle a cessé d’avoir peur pour la nuit. J’ai retrouvé mes vieux réflexes d’infirmier, j’ai tout contrôlé sur son lit avant de partir – sonnette, niveau d’oxygène, bassin, eau, magazines, plateau – elle a dû me rappeler 1 ou 2 fois quand j’ai quitté la chambre, je ne sais plus pourquoi. Pour être encore rassurée sûrement, par peur de la solitude. Aujourd’hui, j’imagine son angoisse vécue, ces quelques minutes de solitude, avec la mort qui plane, seule, dans cet hôpital pourri, où est mort son propre père 9 ans plus tôt, avec des soignants-religieux à l’inhumanité effrayante.

C’est cette image, oui, qui me hante en ce moment. Ce moment où on la laisse seule avec son cancer. Je m’en veux. J’aurais dû rester. J’aurais dû, putain. On aurait pu parler, évoquer sa maladie, vraiment, pour la première fois, de façon presque frontale, vraiment. Ca n’est jamais arrivé. Je sais pas par quel bout, elle et moi, on aurait fait, mais peut-être aurait-on simplement essayé ? Quelle merde, je dois vivre avec ça le restant de mes jours. Pardon maman. Pardon.

Et puis il y a l’autre image, l’après-mort qui est là aussi. Comment est-elle maintenant ? Après plus de 4 mois, après 3310 heures, dans quel état se trouve un corps humain enterré avec un drap, un linceul, à même la terre ? Toute la chair a déjà été bouffée ? C’est horrible de penser à des trucs comme ça, mais c’est pas de ma faute. Si j’ai envie de la voir maintenant, je ne peux m’empêcher d’imaginer son état de maintenant. Et ça doit pas être beau à voir. Voilà, c’est ce genre de trucs que je peux toujours pas intégrer, cette fatalité pourtant réelle qu’il me semble toujours irréelle.

Et me voilà au milieu d’une balançoire entre ces 2 images, un coup à gauche, un coup à droite. Et puis par instants, l’équilibre, le doux équilibre de la mort qui passe en moi comme un courant d’air. Apaisé. Plus rien, juste le présent.

C’est très dur pour moi d’écrire tout ça. Mais pourtant il faut que ça sorte. C’est un mal pour un bien. Quand les choses s’accumulent à la porte, il faut déverrouiller, laisser passer l’orage, jusqu’à la prochaine fois. A moins de vouloir nourrir son cancer de l’âme.
Et puis c’est pratique pour mon gros rhume de pleurer, ma sinusite, ma rhino, je sais pas exactement. Ca évacue la merde des trous de nez proche du cerveau. Ca aère la tête.

Moins de 3 heures à dormir. Pas grave, jeudi je serais en congé. Vaille que vaille, maman tu vois que le spectre de la dépression ne m’a pas encore frappé, que mes ambitions demeurent intactes, et que je continue de rassembler les briques de ma possible réussite. Tu restes près de moi dans ces moments-là, ou l’inverse, je ne sais plus, peut-être bien les deux.

C’est juste pour les femmes que je suis dubitatif. Je n’ai pas de désir réel de conquête, même si baiser un peu ne serait pas un luxe. J’ai l’impression d’être isolé, que mes expériences me séparent encore plus de la possibilité d’une relation sentimentale belle et stable, parce qu’il y a un gouffre émotionnel entre ceux qui ont vécu la perte d’une mère, et les autres.

Pourtant, de la tendresse ne me ferait pas de mal en ce moment, j’en aurais bien besoin parfois. Et si au boulot, il y a une ou deux jeunes femmes qui titillent mon envie, je ne me sens nullement porté à faire le moindre forcing. Je vais déjà attendre que les travaux de mon appart soient terminés, que mon père débarque avec son container à Toulouse, et puis… des semaines auront encore passé.

Ou que tu soit, laïla tov Ima, je t’aime.

Mum

1965 - 1967 ?
Vers 18 ans - 20 ans

Toujours vivante

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