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Journal, très long j'espère, d'un sdf de moins.
8 décembre 2008

W. ou celui qui sait se faire aimer.

En plein enfer logistique, mon père est passé à deux doigts de la scepticémie.

Un mois avant de l'hospitaliser, il dormait tout le temps. Tous les jours, j'allais chez lui, et il dormait, à n'importe quelle heure. Je n'ai rien vu venir. Je croyais bêtement, à un épisode dépressif majeur. Et puis, il mangeait peu. Pour la première fois de sa vie, il mangeait peu... volontairement.
Je me disais que sa double gonarthrose enfonçait le clou.
Lui qui a passé plus de 40 ans à monter, descendre des escaliers en portant de gros colis de linges, lui qui est un bougeard fini, cet homme-là m'attendait dans la voiture à chaque fois que j'arpentais les grands magasins.
Rarement, il a défié ses douleurs pour l'enfer de la marche.
Alors chez IKEA, il pouvait m'atttendre une heure dans la voiture, le temps du marathon. Il me disait de me garer là, devant l'entrée, comme un enfoiré, et qu'il gère la situation. Et moi, en gosse mal élevé, je savais qu'il profiterait jusqu'au bout de son côté emmerdeur sympathique. C'est sa vraie force, son côté emmerdeur sympathique.

A l'hôpital, il tutoie les aide-soignantes comme ses filles. Son visage qui a retrouvé ses couleurs, respire le sud malgré les cheveux blancs clairsemés en boucle anarchiques.
Il est gros, rassurant comme un gros pouf. Les filles en blanc savent que c'est un emmerdeur, un séducteur-né, un type qui en a fait tomber des wagons.
Je n'ai pas senti une seule des soignantes hostile, ou méchante au padre. Dans ma courte vie d'infirmier, c'est proprement exceptionnel.
Il les fait plutôt rire par son naturel désarmant. Il y a notamment une ravissante africaine, au rire constant offert à la face de mon père, qui lui étreint les joues avec une tendresse exubérante, coquine, mais jamais malsaine. 15 ans de moins, et elle serait déjà tombée sans résistance.
Mon père à 80 ans.
Et bizarrement, allant mieux aujourd'hui, l'hôpital, quelque part, l'a sorti de son isolement.

C'est une diarrhée persistante qui m'a averti. Une diarrhée lancinante, légère et répétive. Pas la grosse bonne gastro purgative. 10 fois par jour au WC. J'ai dit : "ta vésicule biliaire papa". Il a déjà été hospitalisé pour ça. Vomissements répétés. Vésicule biliaire foutue.

Et puis le SMECTA ne l'avait pas soulagé. Ca doit tout cimenter le SMECTA. Et là, rien.
Je le fais porter aux urgences, sans trop de résistances. Il a peur, au fond d'être opéré. A son âge vénérable, malgré cinq ans de guerre, et de musculation dans les immeubles, il n'a jamais été opéré. Il a toujours reculé, face au triple pontage de son coeur malade...
Et puis l'infiltration du genou, qui l'a soulagé, ne l'a pas aidé à être plus actif : il continuait de dormir.

Un malheur n'arrivant jamais seul, sa chaudière a pété. Clash majeur, plus de chauffage, ni d'eau chaude chez lui. Facteur aggravant, son corps - alors secrétement épuisé par une infection - est férocement affaibli, par le froid, et les risques de surinfection de la diarrhée collée à sa peau.
Cerise sur le gâteau : Il ne peut pas monter chez moi : je vis au troisième étage.
Impression générale. Je flaire un danger rapide. J'impose une ambulance, qui vient le chercher pendant que je suis au boulot. Quand je le rejoins, ça fait au moins quatre heures qu'il attend le médecin.

Autant dire que je suis plutôt à cran, avec sa chaudière crévée, ses genoux, son sommeil pathologique, mon projet pro qui n'avance pas, son déménagement prévu à Rouen, ses contraventions, et mon boulot à tendance merdique.
Et bien entendu, je ne baise pas.

C'est là où j'ai failli aller au carton.

Arrive enfin un petit médecin arrogant dans un box des urgences. Petit rouquin barbu. Tendance egotique à fleur de peau. Déjà, au téléphone, ça ne s'était pas trop bien passé avec lui.
Ce blaireau n'écoute rien, il parle souvent les yeux grands fermés, en récitant son chapelet médecinal à mon père qui ne comprend rien de rien de la situation.
Je lui débite les symptômes, et cet abruti croit à une bonne grosse gastro. Il va quand même faire un bilan sanguin.
Il part, les infirmières reviennent. De nouveau, je demande s'il est possible que mon père fasse sa première douche depuis six jours. Impossible, qu'elles disent.

- On renvoit des SDF comme il sont venus.
- Mon père n'est pas un SDF. Il a 80 ans et il est malade. 

C'est le principe premier d'école d'infirmier qui est violé ici : l'hygiène, l'hygiène, l'hygiène. L'hôpital devrait pouvoir doucher quiconque en fait la demande, ne serait-ce que par prévention.

Donc, le ton monte.

Je ne comprends pas qu'on lui refuse une douche. Le petit Napoléon revient. Sans vraiment chercher à comprendre, il m'aboie de sortir du box et d'aller en salle d'attente.
Sortir ? Le laisser tout seul, fragile, et moralement abattu. Incapable de comprendre quoi que ce soit de la valse médicale ? Jamais de la vie.
Non, je ne bouge pas. Il aboie encore plus fort. Il me regarde méchamment, les yeux grands ouverts.
Vous sortez ! Non, je ne sors pas ! Je le regarde, vissé sur mon tabouret, avec un seul message : Rentres-moi dedans, connard, et je vais tout casser ici, et toi en premier. Rien à foutre.
Je me sentais clairement dans un moment psychotique.

A la fin, il dit aux infirmières de gérer ça.

Une fois seuls, mon père me lance un sourire satisfait et balance : Ah, tu lui as bien dit, hein !

Quand il revient trois heures plus tard, il se place face à mon père, parle encore en somnanbule, et annonce que le bilan hépatique est mauvais. Et blablate sur les organes, les canaux, et la possibilité de stéarrhée, soit trop de matières grasses dans les selles.
Il l'hospitalise.
Et quand je lui repose tranquillement la question de la douche, Barberousse annonce soudain qu'il peut se doucher comme il veut... Ben voyons, des douches sont soudainement de terre. Ce petit merdeux arrogant quitte le box le regard fuyant.

Voilà. Opération deux jours plus tard. On l'éventre pour enlever la glande, et on trouve du pus, des calculs un peu partout autour. C'était à deux doigts...
La chirurgienne m'a expliqué qu'un jeune aurait réagi bien plus vite et violemment à l'infection. Mais chez les vieux, ronds de surcroit, l'infection se fait à bas bruit. Autrement dit : on pionce.

Maintenant qu'il va mieux, il faut que je bouge ses meubles à Rouen, que la remise des clés puisse coller avec les dates du déménagement, que j'attende une réponse de la maison de repos de Rouen, que je le sorte de l'hôpital avant qu'on ne lui enlève ses meubles, que je supervise le déménagement, que je transfère sa nouvelle adresse auprès de tous ses organismes, que je monte sa voiture, que je le monte lui, que la banque établisse les documents de caution bancaire, que je fasse nettoyer la maison pour le déménagement, tout en étant déporté au "pôle transition" dans mon job, le pôle le plus stressant qui soit. Je vais mourir.

N'empêche qu'à la fin, même s'il me délègue toutes ses insuffisances, mon père W. me bluffe encore.
Tenir aussi longtemps avec un truc pareil. Malgré son diabète, son cholestérol, son coeur fragile, il résiste encore un temps incroyable à une infection rampante. J'ai tendance à dire que cet homme-là a depuis longtemps un genou à terre. Un seul, jamais deux, grâce à un truc simple : il sait se faire aimer (et aider).

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